Bal masqué
Rio de Janeiro, Atlantic Hotel Copacabana, 22 février 1998, 02H13.
Je me sens bien seul ce soir. Impossible de trouver le sommeil, une lancinante goutte de sueur coule le long de ma tempe. Il ne fait pas si chaud pourtant. Le bruit du ventilateur étouffe celui de mon rythme cardiaque et, dehors, l’atmosphère semble apaisée. Je crois distinguer les cris d’enfants qui jouent encore au loin. La moustiquaire accrochée aux rebords de la fenêtre me permet de distinguer la lune, et son reflet qui se dessine sur les vagues de l’Océan Atlantique. J’ai toujours aimé ça, depuis petit : admirer la pleine lune d’une nuit étoilée, se jetant dans les flots d’une mer agitée. La vie est plus calme dans ces moments. Pourtant, ce soir, je la ressens. L’angoisse. L’angoisse que je n’ai plus sentie depuis ma dernière mission, il y a un an, à Moscou. Il devait faire 20 degrés de moins, et l’hiver russe était encore bien installé sur la Troisième Rome. C’était une simple mission de routine, approcher un ambassadeur sur place et réunir des informations sur un Etat ennemi, un jeu d’enfant. Je l’ai déjà fait 100 fois. Pourtant, je l’ai ressentie pour la première fois là-bas. L’angoisse. L’angoisse du début de mission, qui vous tord le ventre et vous empêche de dormir. La peur d’échouer, de ne pas revenir aussi. Il est vrai que je fais un métier dangereux.
Cela fait maintenant deux jours que je suis sur place. Le Carnaval bat son plein. On m’avait beaucoup vanté la beauté de Rio à cette période, et force est de constater qu’on ne m’a pas menti. Chars magnifiquement décorés, rivières de strass, talons dorés et plumes à profusion ; j’admets que ça fait son effet. Les couchers de soleil sur le Corcovado sont superbes aussi. Mais je ne suis pas là pour m’attarder à admirer la fête.
Je cherche quelqu’un. Et il sait certainement que je le cherche. Le temps est compté. Deux jours que je suis arrivé, on m’en a donné cinq. Il faut dire qu’il peut agir à tout moment, et le Président Cardoso se sait en danger. Mais les services brésiliens ne savent pas à qui ils ont à faire, nous si. Il y a déjà 6 mois que nous sommes sur sa trace, depuis qu’il a menacé de s’en prendre au Ministre de l’Intérieur. Nous l’avons repéré à Paris, puis à Naples, à Athènes, à Tanger, et maintenant on le sait à Rio. Il est habile, sait se fondre dans la masse. Mais moi aussi. A écrire ses mots, j’ai l’impression d’être le capitaine Willard pourchassant le Colonel Kurtz, au-delà de la frontière cambodgienne. J’espère que je n’en ressortirai pas fou.
Demain, c’est le dernier jour du carnaval. Pour l’occasion, il y a un bal le soir au palais Guanabara. Il y aura tout le gratin brésilien et international… il y sera, j’en suis sûr. J’y serais également. Ce sera mon premier bal. A vrai dire j’ai toujours rêvé d’y participer, depuis que j’ai vu la scène du Guépard de Visconti, tournée dans le fabuleux palais Gangi de Palerme. Delon, Cardinale et Lancaster me fascinent dans ce film… quelle beauté. Malheureusement, je n’irai pas pour des mondanités ou profiter de la fête. J’avancerai masqué.
Il me faut maintenant trouver le sommeil, écrire ces mots m’a quelque peu libéré de mon angoisse. Dehors, l’atmosphère est toujours calme, mais le vent se lève…