Combattre la désinformation au Brésil : les dilemmes du fact-checking à l’ère de la méfiance
La rencontre organisée par l’Agence France-Presse (AFP) à Rio de Janeiro, le 3 avril, a réuni des professionnels engagés dans le travail de vérification des faits et la lutte contre la désinformation de l’agence. L’introduction, faite par Thomas Morfin, directeur du bureau de l’AFP au Brésil, a présenté le contexte de l’action de l’AFP au Brésil, qui dispose d’équipes à Rio de Janeiro, Brasilia et São Paulo, axées sur la production de contenus audiovisuels pour la télévision brésilienne, notamment dans le domaine de l’actualité. Parmi les thèmes les plus pertinents actuellement figurent la COP 30 et les procédures judiciaires impliquant l’ancien président Jair Bolsonaro. Thomas a souligné que le Brésil est aujourd’hui le pays où l’AFP dispose de la plus grande équipe en Amérique latine, ce qui révèle l’attention portée à la crise informationnelle dans le pays. Selon lui, les réseaux sociaux sont devenus un véritable champ de bataille, en particulier dans le débat politique. Il a cité l’exemple de Bolsonaro, déclaré inéligible pour avoir diffusé de la désinformation sur le système électoral lors des élections de 2022 — une illustration claire de l’impact politique que peuvent avoir les fake news.

Les journalistes Cecília Sorgine et Maria Clara Pestre, membres de l’équipe de vérification des faits de l’AFP au Brésil, ont expliqué la structure et le fonctionnement de leur travail. Elles font partie de l’équipe de fact-checking de l’AFP, qui s’inscrit dans le réseau mondial de fact-checking de l’agence, lancé à Paris en 2017 et qui compte aujourd’hui plus de 150 professionnels travaillant dans 26 langues. L’équipe surveille les médias sociaux à la recherche de contenus viraux, pertinents, potentiellement dangereux et susceptibles d’être vérifiés — c’est-à-dire disposant de données disponibles et d’un intérêt public. Les sujets récurrents incluent la politique, l’économie, l’environnement et la santé. Ce travail repose à la fois sur des méthodes traditionnelles du journalisme et sur des techniques numériques d’investigation, telles que la recherche inversée d’images, la géolocalisation (illustrée par une vérification de fausses images sur des inondations au Rio Grande do Sul, qui provenaient en réalité du Japon), l’usage d’opérateurs booléens pour des recherches plus précises et l’analyse des modifications de pages web via des archives Internet.
L’usage de l’intelligence artificielle a également été abordé, notamment en ce qui concerne les risques liés à son utilisation dans des escroqueries et des fraudes. Les vérifications produites sont publiées sous forme d’articles sur le site de l’AFP, avec une transparence méthodologique totale, permettant à tout lecteur de reconstituer le cheminement de l’enquête ayant conduit à la conclusion présentée. Interrogés sur l’engagement réel du public vis-à-vis de ces contenus, les journalistes ont reconnu une difficulté importante : beaucoup de personnes ne lisent pas les articles dans leur intégralité, se contentant des titres ou extraits partagés sur les réseaux sociaux. Il s’agit d’une question que l’équipe discute en interne, mais pour laquelle elle ne dispose pas encore de propositions concrètes.
Dans le domaine de l’éducation, l’AFP propose un cours en ligne gratuit (MOOC), gratuit et ouvert à tous mais principalement destiné aux journalistes et aux étudiants en journalisme. Bien que la formation de ces professionnels soit essentielle, ce choix semble insuffisant. Dans un contexte de crise du journalisme, tant sur le plan de la durabilité économique que de la confiance du public, il est nécessaire d’élargir la cible. L’absence d’initiatives à destination des enseignants, par exemple, montre l’éloignement de l’AFP des débats plus larges sur l’éducation aux médias, dans lesquels les éducateurs sont reconnus comme des acteurs clés dans la diffusion d’une culture de la pensée critique, en particulier auprès des jeunes. En se concentrant uniquement sur les journalistes, l’AFP passe à côté d’une opportunité stratégique de s’inscrire dans des actions d’éducation médiatique plus capillaires et porteuses de transformation sociale à long terme.
Un autre point critique concerne l’absence de connaissance de la portée réelle du travail de vérification. L’équipe a affirmé ne pas avoir accès aux données de lecture des contenus, probablement disponibles seulement au siège de l’AFP à Paris, et recevoir principalement des e-mails et des messages comme forme de retour du public. Ce manque des données semble directement liée à l’absence de propositions concrètes pour se connecter plus efficacement avec l’audience. Sans comprendre comment les contenus sont (ou ne sont pas) consommés, il devient difficile de formuler des stratégies pour toucher de nouveaux publics. Cela soulève une question essentielle : à quoi bon vérifier, si l’information vérifiée n’atteint pas les gens ? Le défi de faire passer un contenu de qualité à travers les bulles, les algorithmes et la méfiance généralisée devient encore plus grand dans un environnement où les influenceurs, souvent peu soucieux de la vérité, gagnent plus d’espace et de crédibilité auprès du public que les médias traditionnels. Cette comparaison montre à quel point la crise du journalisme — perte de centralité et érosion de la confiance — doit être prise en compte lorsqu’on pense à l’efficacité sociale du fact-checking.
La méthodologie adoptée est l’un des piliers fondamentaux du travail de vérification. Bien
que ce point n’ait pas été central lors de la présentation, les journalistes ont, lorsqu’elles ont
été interrogées, apporté un exemple révélateur des dilemmes rencontrés : l’abandon de la
catégorie « manque de contexte », autrefois utilisée, jugée peu claire pour le public.
Aujourd’hui, les classifications des vérifications se concentrent sur « faux » et « trompeur »,
dans un souci de simplification. Le débat sur la manière de catégoriser l’information vérifiée
est récurrent dans ce domaine : il s’agit, en fin de compte, de la façon dont le public perçoit
et interprète (ou non) l’information à partir d’une étiquette. Le choix du langage et de la
classification est donc stratégique et essentiel, car il influence directement l’efficacité
communicationnelle des contenus produits.
Au Brésil, l’AFP maintient des partenariats avec des universités et avec le projet collaboratif « Comprova », et a déjà coopéré avec le Tribunal supérieur électoral (TSE) lors des élections. Parmi les cas emblématiques cités figurent les lives hebdomadaires de Bolsonaro sur YouTube pendant la pandémie, au cours desquels jusqu’à 100 affirmations étaient faites en moins de 10 minutes — toutes nécessitant une vérification urgente, vu leur impact. Lors de l’un de ces directs, il a par exemple présenté un article imprimé qui liait les vaccins au VIH. Un autre cas plus récent a été celui de la campagne de désinformation sur le système PIX (de transfert bancaire instantané), qui a conduit le gouvernement à revenir sur des mesures annoncées.
Enfin, Thomas a critiqué l’affaiblissement des outils de vérification sur la plateforme X (anciennement Twitter), mentionnant que, bien qu’imparfaits auparavant, ces outils perdent aujourd’hui leurs critères minimaux de vérification, remplacés notamment par des vérifications communautaires en lieu et place de celles réalisées par des professionnels. Retrouvant un ton plus optimiste, il a souligné que ces transformations ne sont pas le fruit d’un phénomène naturel, mais de décisions politiques, ce qui implique une nécessaire responsabilisation des plateformes — les débats législatifs en cours au Congrès brésilien étant un levier possible pour poursuivre ce combat. Bien que les participants aient reconnu la difficulté croissante du travail de vérification des faits — dans un monde où la vérité semble compter de moins en moins — ils ont réaffirmé l’importance et l’urgence de continuer à agir. Toutefois, la rencontre a également montré que de nombreux défis restent à relever pour que le fact-checking, au-delà de sa qualité technique, devienne réellement efficace sur le plan social.
Dominique Gogolevsky